Voilà près de deux mois que Jorge Martín et Aprilia sont en conflit ouvert, la faute à une différence d'interprétation d'une clause intégrée au contrat qui les lie et dont la signature remonte à il y a un an. Depuis le déclenchement des hostilités, en marge du GP de France, la situation n'a fait que s'envenimer, à tel point que l'on imagine mal comment il serait encore possible de voir Martín sur la RS-GP la saison prochaine.
Au cœur de la démarche du pilote espagnol de se libérer de son contrat, défendue par son manager Albert Valera, se trouve une clause qu'ils interprètent comme permettant à Martín de signer avec qui il veut pour 2026 puisqu'il n'a pas atteint un classement précis au sixième Grand Prix de la saison. Aprilia maintient fermement sa propre lecture de ces quelques lignes de l'accord, estimant que l'absence de Martín pour blessure l'invalide.
L'intervention de Carmelo Ezpeleta dans le courant du week-end néerlandais, suffisamment rare sur un tel sujet pour y donner encore plus de poids, n'a fait que renforcer la tension existant entre le pilote et son équipe autour de ces quelques mots de leur contrat. Le grand manitou du MotoGP a clairement menacé de ne pas accepter l'inscription du champion du monde 2024 l'an prochain si les deux parties ne trouvaient pas d'accord, soit-il légal ou à l'amiable. "S'ils veulent partir, on discute, ou sinon on le fait devant un juge", a insisté Massimo Rivola en réaction.
Le chef de la compétition d'Aprilia a aussi averti : "Je suis très serein parce que je sais ce qui est écrit, je connais les faits, et je connais aussi la loi italienne, qui n'est peut-être pas la même que la loi anglaise. Donc je suis extrêmement serein." La balle est donc dans le camp des avocats, qui depuis deux mois n'ont toutefois pas trouvé de sortie à cette affaire.
Lire aussi :Si Jorge Martín veut résoudre la question par la voie juridique, le fait que la juridiction compétente sur ce dossier soit celle de Milan peut faire naître quelques craintes chez lui quant à une possible influence du puissant groupe italien Piaggio, auquel appartient Aprilia. Sans compter les délais nécessaires pour étudier l'affaire au tribunal s'il espère, au fond de lui, piloter la Honda lors des premiers essais d'intersaison, en novembre.
Il pourrait y avoir une alternative, celle de trouver un accord financier pour dédommager Aprilia. Néanmoins, d'après les informations de Motorsport.com, cette option a beau être sur la table, les positions des deux parties restent très éloignées, Aprilia pouvant voir cette issue comme le signe d'une défaite.
Bien qu'ayant lui-même à chercher un pilote de remplacement si jamais il devait se résoudre à se passer de Martín en 2026, le constructeur peut donc jouer la montre. Son approche actuelle, lente et méthodique, contraste avec l'impatience du pilote de signer avec Honda, et c'est bien Aprilia qui contrôle l'avancée de l'affaire actuellement.
Les prises de parole diverses qui se sont succédé à Assen ont donné une nouvelle dimension à cette affaire. Albert Valera souhaitait donner un coup de pied dans la fourmilière en venant aux Pays-Bas, afin que les négociations entrent dans une nouvelle phase, et si l'on peut dire qu'il y est parvenu c'est Aprilia qui est sortie renforcée du week-end.
Auprès de Motorsport.com, le manager a insisté sur l'urgence à ses yeux de clarifier la situation. "Il serait très important que tout soit clair et résolu avant que Jorge ne remonte sur la moto, afin qu'il puisse se concentrer pleinement sur le pilotage, sans avoir à se soucier de questions extérieures", a-t-il ainsi déclaré. En d'autres termes, il faudrait trouver un accord dans les deux semaines à venir (selon les dernières informations sur le retour pressenti du pilote) pour un conflit qui dure depuis deux mois.
Or, on voit mal comment ces délais pourraient être réalistes puisque les négociations entre le pilote et le constructeur sont actuellement dans une impasse. L'effet collatéral provoqué par les déclarations d'Albert Valera à Assen, avec la prise de position de Carmelo Ezpeleta face aux caméras de télévision, marque un tournant majeur dans une affaire que l'on imagine mal se résoudre à l'amiable désormais.
Albert Valera, manager de Jorge Martín, avec Massimo Rivola, administrateur délégué d'Aprilia Racing.
Photo de : Mirco Lazzari GP - Getty Images
Le promoteur n'a pas hésité à évoquer lui-même l'intervention de la justice, voie dans laquelle Massimo Rivola s'engouffre également volontiers à présent, après avoir dans un premier temps joué l'apaisement. Sauf que si un procès devait avoir lieu, cela pourrait prolonger le litige de plusieurs mois, voire d'un an ou plus. Impensable pour un pilote au pic de sa carrière il y a à peine huit mois lorsqu'il a décroché le titre de champion du monde.
Aller devant la justice ne serait certainement pas avantageux pour Jorge Martín - et on doute que cela le soit pour Aprilia, qui doit également se projeter sur la saison prochaine. Quant à faire appel au TAS (Tribunal arbitral du sport), c'est une possibilité qu'a écartée le constructeur, fort du soutien de son équipe juridique. Albert Valera a donc une autre carte à proposer : la mise en place en MotoGP d'un organe équivalent au CRB de la Formule 1.
Appelée CRB pour Contract Recognition Board, ou Commission de reconnaissance des contrats, cette instance indépendante a été créée par la FIA et la F1 en 1991 à la suite de plusieurs litiges contractuels. Le plus célèbre d'entre eux a été celui ayant impliqué Michael Schumacher lorsqu'il a voulu quitter Jordan pour Benetton juste après ses débuts.
Depuis sa création, le CRB fait autorité pour statuer sur la validité de contrats de pilotes en F1, avec des décisions qui peuvent intervenir en l'espace de 48 à 72 heures. Considéré comme un tribunal d'arbitrage sportif, le CRB est composé d'avocats spécialisés en droit du sport, indépendants, non affiliés à une quelconque équipe ni institution.
Dans un litige comme celui qui oppose actuellement Aprilia et Martín, le CRB analyserait les documents fournis et les arguments des deux parties, et rendrait son jugement. Outre sa rapidité d'intervention inégalable, il existe un facteur qui lui donne une grande valeur, c'est que ses décisions sont contraignantes et définitives. Elles font autorité auprès de la FIA pour acter l'inscription d'un pilote au sein d'une équipe sur la grille de la F1.
Jorge Martín a fait une apparition remarquée au Aprilia All Stars, il y a un mois.
Photo de : Aprilia Racing
Recourir à un tel organe garantit également la confidentialité des contrats, qui ne tombent pas dans le système judiciaire, avec le risque de fuites que cela peut supposer. Cela permet aussi, en principe, d'éviter d'écorner l'image d'une marque ou d'un pilote en passant devant les tribunaux. Cela n'a toutefois pas été le cas il y a trois ans, lorsque le CRB a résolu le conflit opposant Alpine et McLaren pour s'attribuer les services d'Oscar Piastri.
Dans cette affaire, les parties impliquées avaient massivement communiqué publiquement et été critiquées par les soutiens des uns et des autres avant que le CRB ne rende sa décision. Il avait alors statué à l'unanimité en faveur du contrat signé par le pilote avec McLaren, écartant tout droit qu'Alpine pensait détenir grâce à son accord de principe avec lui.
Si l'on peut comprendre l'intérêt que porte Albert Valera à un tel recours, son problème premier reste inchangé : les délais sont très courts s'il espère véritablement trouver une issue au conflit avant que Jorge Martín ne relance sa saison. Le pilote, qui a repris le guidon jeudi pour un premier test sur circuit depuis son accident du Qatar il y a trois mois, espère être à Brno pour le dernier Grand Prix précédant la pause estivale, du 18 au 20 juillet.
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